Le Serigne et le Président. Quelques éléments sur l’amitié entre El Hadj Falilou Mbacké et Léopold Sédar Senghor
L’un porte des tenues traditionnelles et un petit calot brodé, l’autre s’est plié depuis sa formation française aux costumes-cravate de circonstance. Mais une même recherche de sobriété les réunit. À la stupéfaction des visiteurs étrangers, El Hadj Falilou Mbacké choisit de demeurer dans sa maison de paille alors que juste en face il poursuit les travaux de la somptueuse mosquée de Touba. Quant à Léopold Sédar Senghor, en visite dans la ville sainte, il se réjouit de la fin des cérémonies officielles pour pouvoir ôter son costume et revêtir un boubou léger. Il peut alors marcher pieds nus dans le sable, soigneusement tamisé, de la cour de la résidence khalifale.
Les deux hommes sont amis.
Une amitié politique
Certes, leur amitié a d’abord revêtu une dimension politique. Dès 1945, ils scellent une première entente à Kaolack, au moment de la campagne électorale pour la députation. El Hadj Falilou Mbacké, qui vient d’accéder au khalifat général de la confrérie mouride, est en visite dans la localité ; contrairement à Lamine Gueye, Senghor fait le déplacement pour venir à sa rencontre sans attendre son retour à Touba. Il affirme dès ce moment à El Hadj Falilou Mbacké qu’il soutiendra ses projets, notamment celui de l’édification de la grande mosquée de Touba[1]. Senghor réitèrera son serment sur la place publique de Touba, selon le récit qu’en fait El Hadj Mouhammed Lamine Bara Mbacké. « Il se tourna vers la mosquée, leva la main droite et jura que, s’il était élu, il aiderait El Hadj Falilou Mbacké pour la reprise et l’achèvement de la construction de la Mosquée de Touba[2] ».
La même scène se rejoue en 1951. Christian Valantin, directeur de cabinet de Senghor, se souvient[3] d’une visite officielle à Touba des candidats aux élections législatives, en novembre 1951. À l’inverse d’un Lamine Gueye très convaincu de l’importance de son statut et considérant que ses hôtes lui doivent des marques de respect en sa qualité de responsable politique, le député Senghor vient présenter ses hommages en toute humilité. Au lieu de demander une aide, il propose la sienne pour les projets du khalife ; lequel apprécie et lui accorde en retour un franc soutien. Senghor obtient une nette victoire (67,8%) devant Lamine Gueye aux législatives de juin 1951. Et le chantier de la grande mosquée de Touba continue d’être soutenu.
Le 17 décembre 1962, quand le pouvoir du président Senghor vacille un court instant, le khalife général envoie immédiatement, dès la situation rétablie, un télégramme de félicitations. Réponse de Senghor le 22 décembre : « Je vous remercie de votre télégramme de félicitations et à mon tour, je vous félicite d’avoir montré dans les épreuves traversées un patriotisme, un sens de l’honneur, qui sera un exemple pour les générations à venir. Amicale considération[4]. » Plus éloquente encore, la scène rapportée par Serigne Diop Fallou où Senghor vient trouver El Hadj Falilou Mbacké à Ndindy, accompagné de plusieurs dignitaires. Senghor a ces mots : « Tu as fait de moi tout ce que je suis, je suis venu te remercier et te renouveler notre pacte de confiance et l’engagement de ma fidélité ». El Hadj Falilou Mbacké relève alors quelques secondes l’éventail qu’il tient sur son visage, et regardant le président Senghor droit dans les yeux, lui annonce : « Took Bamou Soop La, Gua Diokh Koula Soop » (Tu resteras à la tête du pays autant que tu voudras, et tu transmettras à qui tu voudras), en présence de Modou Bousso Dieng[5].
Les « vœux du 31 décembre 1966 du Khalife général au Chef de l’État » affichent une estime marquée pour la politique culturelle de Senghor, qui a connu cette année-là un moment exceptionnel avec le Festival des arts nègres. C’est, pour Serigne Falilou Mbacké qui s’en réjouit, « l’année où le Sénégal a fait son entrée dans la famille des Nations les plus écoutées et les plus respectées du continent africain. » Il remercie aussi le Chef de l’État pour son action contre la sécheresse qui a frappé le peuple sénégalais et lui exprime sa gratitude[6].
L’apothéose de cette relation officielle, nous la connaissons, c’est l’inauguration de la grande mosquée de Touba le 7 juin 1963. Dans son discours[7], Senghor rend « un hommage public à cette vieille amitié » ; il s’adresse à El Hadj Falilou Mbacké en ami, et plus encore : « vous m’avez adopté comme votre fils », ce sont ses mots. Senghor rappelle au khalife général leur conversation de 1951. « Depuis, vous ne m’avez jamais abandonné ».
Le khalife général n’abandonnera pas le président, c’est vrai, lors des manifestations de 1968 qui menacent le régime. Il prononce à la radio un texte de complet soutien politique : « Disciples mourides, je vous ordonne de ne pas suivre le mot d’ordre de grève (…) Sachez que le chef de l’État est la vigie de la Nation et que ses désirs que je sais tous être dans le sens de l’intérêt de la Nation sont des ordres que je vous demande d’exécuter. / Allez au travail. Que ceux d’entre vous qui sont paysans aillent travailler la terre, au lieu de rester en ville ; qu’ils ne se laissent pas entraîner dans une autodestruction car la Nation, c’est vous tous. / Aux parents d’élèves, je demande d’exercer l’autorité nécessaire sur leurs enfants pour qu’ils retournent à l’école et qu’ils soient disciplinés en toutes circonstances. / J’apporte au chef de l’État mon soutien le plus complet (…). Je lui renouvelle mon amitié et mon indéfectible attachement[8] ».
El Hadj Falilou Mbacké est rappelé à Dieu le 6 août 1968.
Une dimension spirituelle
La proximité de Senghor avec Serigne Fallou a été vertement critiquée, aussi bien dans le camp catholique que dans la communauté musulmane. On se souvient de la diatribe du député Ousmane Diop : « Nous connaissons l’objectif secret de Senghor, c’est le loup dans la bergerie qui revêt le manteau vert du Serigne pour mieux croquer les brebis musulmanes qu’il croit naïves[9] ». Quant à la perception de ce rapprochement chez les coreligionnaires de Senghor, l’abbé Jacques Seck rappelle ce que l’on disait communément aux débuts de l’itinéraire du premier président du Sénégal, que Senghor voulait accaparer le pouvoir pour les catholiques.
Senghor a soin de préciser ses convictions en matière de gouvernance des cultes dans un texte important, « Pour une coopération entre l’Islam et le Christianisme » : « Il ne saurait y avoir de commun vouloir d’une vie commune, sans âme commune, sans tension spirituelle originale[10] ». Jacques Seck, qui eut l’occasion d’être mandaté par le président auprès de la communauté mouride, rappelle l’attachement du président au multi-confessionnalisme et se souvient de l’expression qu’il employait : « “C’est ça le Sénégal”, disait-il. Et une fois qu’il avait dit cela, les autres n’avaient plus rien à dire, le chef a donné la ligne. Sa communauté sera obligée d’aller à la paix ». Il ajoute : « Si Senghor peut faire quelque chose pour l’Islam qui ne fera pas de mal à l’Église, il le fait ». Selon Jacques Seck, le respect entre les deux hommes, qui était public, a fait que « pour diviser le Sénégal il faut se lever de bon matin ! Le feu n’est pas dans ce pays[11] ».
Il est certain qu’entre les deux hommes, une proximité de vues s’est très vite instaurée, pour des raisons qui dépassent la stratégie politicienne.
Grâce à une compatibilité de leurs caractères, d’abord. « Le tempérament, le caractère de Senghor était bien plus proche de celui d’El Hadj Falilou Mbacké que celui de Lamine Gueye, qui pourtant était musulman », rappelle Christian Valantin. Monsieur Valantin se souvient de Serigne Fallou comme d’une personnalité chaleureuse, qui impressionnait par son intelligence, sa connaissance des hommes et son indépendance d’esprit. C’est sur ces bases qu’il s’était lié d’amitié avec Senghor, n’hésitant pas à lui exprimer son amitié publiquement, comme dans ce télégramme très personnel rédigé à la suite de l’attentat de l’Aïd-el-kébir (1967), où il salue le « courage et le sang-froid tranquille » dont il a su faire preuve et lui renouvelle son « amical attachement » et « l’assurance de [sa] très vive sympathie[12] ». On se souvient aussi des boutades affectueuses d’El Hadj Falilou Mbacké à l’occasion des Magals de Touba : « Senghor singhe tiah kow » (Senghor invulnérable) ou « boulène ko pisse, boulène ko khapp khappal, khôlène ko ak gnari beut » (ne trichez pas avec lui, ne faites pas semblant de le soutenir, soutenez-le ouvertement[13]).
Mais il y a sans doute une dimension supplémentaire de leurs rapports, que seul le témoignage de très proches pourra ressusciter, une dimension de conversation spirituelle. El Hadj Mouhammed Lamine Bara Mbacké indique ainsi : « Le plus grand mérite de Senghor, sa chance exceptionnelle, c’était d’avoir décelé très tôt, avant les autres hommes politiques de son temps, la puissance spirituelle inouïe d’El Hadj Falilou Mbacké et s’être dès lors blotti sous son aile protectrice. »
Senghor a lui-même publiquement insisté, lors de l’inauguration de la grande mosquée de Touba, sur la quête spirituelle qu’ils avaient en commun. Il formule le souhait, dans son message à El Hadj Falilou Mbacké, que les religions retournent à leur « vocation, en même temps, d’intériorisation et de com-préhension de l’univers ». Il salue dans ce cadre, et avec une émotion visible, « l’amitié » et la « fidélité » du khalife général. « Aux pires moments de cette longue lutte, de cette longue nuit, avant et après l’indépendance, quand les amis d’hier m’abandonnaient, j’ai, toujours, trouvé, auprès de vous, réconfort, conseil, appui » ; il conclut ainsi son allocution : « Musulmans et Chrétiens, nous allons prier ensemble, chacun à sa manière. Également croyants, nous prierons le même Dieu ».
Quant à Jean-Gérard Bosio, conseiller du président Senghor, il se souvient des rencontres entre Senghor et El Hadj Falilou Mbacké auxquelles il a pu assister. « Je me suis retrouvé avec le président Senghor, à même le sol, comme on doit le faire, et assis à côté des grands responsables de la communauté mouride, et leur conversation, très discrète, pour ne pas dire secrète, quelquefois s’amplifiait parce que le silence était extraordinaire, et j’ai rarement vu des échanges de mots et de regards aussi profonds entre des hommes. (…) Léopold Senghor, en face de ces grands hommes, qui ont vraiment une charge capitale, extraordinaire, que nous ne pouvons pas comprendre et connaître en Europe, était d’une déférence et d’une reconnaissance profondes, et on sentait toute la loyauté que ces hommes se donnaient entre eux. Et c’est là que l’on voit la réussite de la carrière politique humaniste de Senghor, en qui ces grands personnages, responsables de l’âme des autres, reconnaissaient un humanisme exceptionnel[14]. »
Outre un recueil plus complet de ces témoignages et souvenirs, tout à fait indispensable à mener, une entreprise de collecte et de préservation des archives écrites qui ont été conservées de cette période pourra également contribuer à reconstituer la profondeur et la qualité de cette relation ; l’étude des bibliothèques senghoriennes, par exemple, se révèle une source éloquente. Dans la maison dakaroise des « Dents de la mer », figurent ainsi en bonne place un exemplaire de la Bible et du Coran dont, signale Papa Samba Diop, « les couvertures, usées, témoignent de l’assiduité avec laquelle ces ouvrages ont pu être consultés par Senghor[15] ». Rappelons pour terminer la formule du président sur son panthéon personnel : « Que Gaston Berger, le Saint-Louisien, repose en paix dans notre panthéon imaginaire, à côté des El Hadj Omar Tall, Lat-Dior Diop, Amadou Bamba Mbacké, Malick Sy et Daniel Sorano[16] ».
[1] Serigne Diop Fallou, La vie et l’œuvre de El Hadji Fallou Mbacké, p. 60.
[2] El Hadj Mouhammed Lamine Bara Mbacké, télégramme rédigé à l’occasion du décès de Senghor en 2001, disponible au lien suivant : http://www.htcom.sn/serigne-fallou-mbacke-et-senghor.html
[3] Claire Riffard, entretien avec Christian Valantin, 9 décembre 2024, Saint-Louis du Sénégal.
[4] Serigne Diop Fallou, La vie et l’œuvre de El Hadji Fallou Mbacké, p. 62.
[5] Serigne Diop Fallou, La vie et l’œuvre de El Hadji Fallou Mbacké, p. 60.
[6] Idem, p. 63.
[7] Ensuite publié dans L’Unité africaine. Repris dans Liberté 1, article « Laïcité », Paris, Seuil, 1964, p. 422-424.
[8] Texte publié dans Dakar-matin, 1er juin 1968.
[9] « Le djihad de Serigne Léopold ou la politique du chef du B.D.S. », AOF, 13 janvier 1949.
[10] « Pour une coopération entre l’Islam et le Christianisme », Liberté 1, Paris, Seuil, 1964.
[11] Claire Riffard, entretien avec Jacques Seck, 13 décembre 2024, Dakar.
[12] Serigne Diop Fallou, La vie et l’œuvre de El Hadji Fallou Mbacké, p. 63.
[13] El Hadj Mouhammed Lamine Bara Mbacké, télégramme rédigé à l’occasion du décès de Senghor en 2001, disponible au lien suivant : http://www.htcom.sn/serigne-fallou-mbacke-et-senghor.html
[14] Claire Riffard, entretien avec Jean-Gérard Bosio, conseiller culturel de Senghor, novembre 2024, Paris. Disponible en ligne : https://www.canal-u.tv/chaines/cnrspouchet/entretien-avec-jean-gerard-bosio-22-la-fin-du-dernier-mandat
[15] Papa Samba Diop, « Poésie et cartographie de l’origine », in Florian Alix et alii, Poésies des francophonies, Paris, Hermann, 2022, p. 109.
[16] « Gaston Berger ou le philosophe de l’action », Hommage à Gaston Berger, Dakar, 1962, Liberté 1, Paris, Seuil, 1964, p. 381-393, p. 393.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Claire Riffard (22 février 2025). Le Serigne et le Président. Quelques éléments sur l’amitié entre El Hadj Falilou Mbacké et Léopold Sédar Senghor. Crier-écrire. Consulté le 13 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13cw2